Annecdote


Un regard médical sur le modèle, en collaboration avec l'hôpital Robert-Debré à

Paris

Une collaboration surprenante mais exemplaire entre l'hôpital Robert-Debré et le

département des Peintures du musée du Louvre

C'est par un simple courrier que cette collaboration a commencé. Il y a un an

environ, le docteur Franck Fitoussi, chirurgien orthopédiste à l'hôpital Robert-Debré à

Paris, envoyait au département des Peintures une lettre faisant part de ses remarques sur

la nature de l'infirmité dont souffrait l'enfant dans le fameux tableau de Ribera appelé Le

Pied-Bot.

L'analyse médicale était si claire et les conclusions si évidentes que des conversations

s'établirent immédiatement et qu'une publication de ces recherches parut nécessaire et

souhaitable. La formule du tableau du mois semblait dès lors la plus appropriée à

l'information du public.

Le Pied-bot, une appellation récente

Avant de laisser le docteur Franck Fitoussi expliquer la nature exacte de cette

infirmité, il faut rappeler rapidement l'histoire de ce tableau et de son titre.

En fait, ce titre de Pied-Bot, fautif désormais, n'apparaît qu'en 1870 sous la plume

de François Reiset dans sa Notice des tableaux légués au Musée Impérial du Louvre par

M. Louis Lacaze. Dans la collection du docteur Louis Lacaze, celui-ci le citait comme Le

Nain, un des plus beaux tableaux de Ribera. Dans l'inventaire après décès réalisé par

l'expert Féral en 1869, l’oeuvre était décrite comme Le Nain, portrait d'un jeune mendiant.

On le voit, jamais le titre de Pied-Bot n'avait été employé jusqu'à l'entrée du tableau

au Louvre. Si le titre s'est installé dans l'esprit du public et des historiens d'art, c'est parce

que l’oeuvre prit rapidement place parmi les images les plus célèbres du musée du

Louvre. Son auteur, Jusepe de Ribera, peintre espagnol établi à Naples, la réalisa vers

1642, peut-être pour le marchand flamand Ferdinand Vandeneynden dont la fille

Giovanna épousa le prince Colonna di Galatro, devenu plus tard prince de Stigliano. Au

début du XIXe siècle, le tableau est passé probablement directement de la collection

Stigliano à la collection Lacaze.

Outre ses qualités picturales indéniables, l’oeuvre témoigne du goût qui se

développa au début du XVIIe siècle, sous l'influence du Caravage, pour les sujets

populaires. L'influence du picaresque espagnol, mais aussi de la peinture hollandaise, ne

devait qu'accentuer le goût des amateurs pour les représentations d'enfants des rues,

comme d'infirmes ou de disgraciés.

Ribera devait lui-même multiplier les figures de ce type, soit des mendiants, soit

des pathologies rares comme dans le Portrait de Maddalena Ventura (1631, Tolède,

Fondation duc de Lerma).

Si le portrait qui nous occupe aujourd'hui n'est pas celui d'un enfant atteint d'une

affection très rare, on peut néanmoins être assuré que Ribera a attentivement, comme à

son habitude, regardé l'enfant qu'il avait sous les yeux. Les symptômes qu'il peint sont

suffisamment bien rendus pour qu'un chirurgien du XXIe siècle puisse rendre des

conclusions sans appel.

Un titre compréhensible en 1870

Nous avons vu que ce n'est qu'en entrant au Louvre que l’oeuvre de Ribera reçut

son titre actuel. à cette époque, la notion d'infirmité motrice cérébrale n'était pas connue

du monde médical. Toute déformation du pied était alors étiquetée «pied bot», anomalie

bien connue depuis l'antiquité (Hippocrate en a décrit le premier traitement).

C'est, en effet, en 1861 qu'un chirurgien orthopédiste anglais, le Dr William John

Little, publia un article décrivant les déformations orthopédiques d'un enfant infirme

moteur cérébral en démontrant que son origine était liée à une lésion du cerveau. Cette

lésion était alors interprétée comme une séquelle d'un accouchement difficile.

Une hémiplégie et non un pied bot

Lorsque l'on observe attentivement cette peinture, il paraît évident à tout clinicien

pratiquant l'orthopédie infantile que cet enfant ne présente pas un pied bot mais souffre

d'une hémiplégie droite en rapport avec une infirmité motrice liée à une lésion du cerveau.

On peut appuyer cette affirmation sur plusieurs indices :

Premier indice. Le pied bot est une anomalie congénitale, c'est-à-dire présente à

la naissance, associant des déformations du pied dans les trois plans de l'espace. Dans

cette anomalie, l'avant du pied rentre fortement en dedans avec un mouvement de

rotation interne de l'ensemble du pied entraînant la plante. Cette dernière ne se pose plus

sur le sol. L'arrière du pied est quant à lui rétracté, entraînant le talon vers le haut.

Or, sur le tableau de Ribera, l'enfant présente un simple équin (il ne peut se tenir

que sur la pointe) avec un avant pied normalement axé, anomalie qui se rencontre

souvent dans les hémiplégies infantiles.

Deuxième indice. L'infirmité motrice cérébrale avec hémiplégie est liée à une

lésion du cerveau. Généralement, il s'agit d'un manque d'oxygène qui se produit lors d'un

accouchement difficile, ce qui devait être souvent le cas au XVIIe siècle. Cela se

manifeste alors par une atteinte de la moitié du corps, en général le côté opposé à la

lésion cérébrale. Lorsqu'on observe attentivement le tableau de Ribera, on constate que

la position du poignet et des doigts à droite est tout à fait inhabituelle. Le poignet est en

forte flexion et les doigts semblent recroquevillés, ce qui ne correspond pas à la façon

habituelle de tenir un chapeau. La présence d'une déformation du pied et de la main du

même côté est ainsi extrêmement évocatrice d'une hémiplégie.

Troisième indice. Les enfants présentant une hémiplégie ont souvent une

faiblesse de l'ensemble du membre inférieur atteint, avec notamment une rétraction de

certains muscles de la hanche et du genou. Ceci nécessite dans certains cas le port d'une

canne-béquille, comme l'enfant peint par Ribera. En revanche, les enfants présentant un

pied bot n'ont généralement pas de déficit des autres muscles en dehors du pied et n'ont

donc pas besoin d'une canne pour marcher.

Quatrième indice. Si l'on considère que cet enfant présente une hémiplégie droite,

celle-ci est en rapport avec une lésion du cerveau gauche. Or, le centre du langage se

trouve à gauche. Si de nombreux mendiants devaient à l'époque présenter un permis de

mendier comme sur ce tableau, il est vraisemblable que cet enfant ne pouvait pas

s'exprimer correctement et était obligé de montrer une feuille de papier sur laquelle est

écrit en latin «donne-moi l'aumône pour l'amour de Dieu» (fig. 8). Les enfants atteints de

pied bot n'ont pas de troubles du langage.

Cinquième indice. La plupart des observateurs qualifient l'enfant peint par Ribera

«d'étrange et misérable infirme», «son sourire ajoute encore à la cruauté du portrait»,

«tant de difformités et de douleurs», etc. Tous ces qualificatifs montrent bien l'impression

de handicap mental qui ressort du tableau, handicap qui n'est généralement pas retrouvé

lorsqu'on observe un enfant présentant un simple pied bot. L'atteinte d'une partie du

cerveau, outre l'atteinte motrice d'un hémicorps, peut entraîner des troubles des fonctions

supérieures élaborées, de la cognition et du langage entraînant un retard des acquisitions,

voir un réel retard mental. Ceci peut expliquer l'impression globale qui se dégage de ce

tableau.

Au vue de cette analyse, et considérant que ce tableau n'a reçu son appellation

Le Pied-Bot que tardivement, on pourrait rendre hommage au savoir médical en

établissant cette fois un bon diagnostic et en renommant cette oeuvre L'Enfant

hémiplégique de Ribera.

Le public et le temps en décideront.

Texte de Franck Fitoussi et Olivier Meslay.

«Le pied Bot» de «Josepe Ribera»

Copie réalisée au Musée du Louvre en 2007